J’étais dans la boite

J’étais dans la boite. 

Ce n’était même pas une boite que j’avais choisie, et elle n’était pas spécialement jolie. Ou bien peut-être que si, aux yeux des autres. On m’a dit, si tu veux être des nôtres, il faut que tu entres là-dedans. Alors, je l’ai fait. 

Pour entrer dans la boite, il a fallu que je me contorsionne, obligeant mon corps à prendre une forme qui ne lui était pas naturelle. Ça ne suffisait pas, alors j’ai aussi croisé mes bras. J’ai comprimé mes ailes pour qu’elles entrent, et à force d’être origami, elles se sont atrophiées. Et puis j’ai replié mes jambes, et mes genoux sont entrés dans mon menton, mes orteils se sont crispés. C’était comme s’il manquait une partie de moi, et je ne pouvais plus bouger. L’air ne rentrait plus dans mes poumons, ou alors à peine, un filet qui me permettait juste de survivre. 

J’étais là, dans la boite, que d’autres avaient désirée pour moi. Comme ça je ne les dérangeais pas. J’étais exactement comme eux. Cubique, réduite, muette et le regard capable d’aller seulement dans la direction que l’on m’avait indiquée. Le temps a passé. Je ne bougeais plus le petit doigt. On m’avait dit, tu verras dans la boite, tu te sentiras mieux, parce que tu seras comme nous. Mais moi, je ne me sentais pas bien du tout. J’avais mal. Oh oui, j’avais mal. Partout. Les bouts de mon corps repliés me faisaient atrocement souffrir. Et mes ailes me lançaient comme pulsent les membres amputés. Une douleur fantôme. Mes poumons brûlaient à force de ne recevoir que ce filet d’air que je gobais parcimonieusement, à petits hoquets. Et mes jambes! Elles ne rêvaient que de grands espaces, de faire gigoter mes pieds dans le sable, à la limite des vagues. J’avais des fourmis partout. 

Là, dans ma boite, je devenais une fourmilière géante, parcourue d’un milliard de petites bêtes nauséabondes qui me grignotaient doucement. Mais ce qui me faisait le plus souffrir, c’était mon âme. Enfermée là, avec moi, elle hurlait sa douleur silencieuse, le carnage de son atrophie. Elle me chuchotait : je ne suis pas faite pour ça. Je ne fais qu’un avec l’Univers. Je dois pouvoir aller partout. Je suis immense et infinie. Viens, sortons de là! Elle m’exhortait. Me suppliait. Piquait des crises parfois. Je lui disais, regarde, je ne peux même pas bouger. J’avais peur. 

Mais en réalité, je savais moi aussi que je n’en pouvais plus d’être là, à regarder dans la même direction que les autres. Eux, pourtant, semblaient s’accomoder de la boite dans laquelle, sans trop forcer, on les avait fait entrer. Ils étaient là, les uns à côté des autres, se disant c’est bien, on se tient chaud. Et puis on a toujours quelqu’un à qui parler. Et regarder tous ensemble dans la même direction, quel plaisir, on est toujours d’accord. C’est vrai, la boite est un peu petite, mais quand il pleut, on est abrité. Et puis le fond est capitonné. Quel confort! Bref, ils s’accomodaient de la situation.

Par je ne sais quelle magie, ils ne souffraient pas du manque d’espace et d’horizon. Leurs besoins primaires étaient satisfaits, alors ils s’en trouvaient contents. Je n’en revenais pas. J’avais envie de crier, de hurler, mais à quoi bon le confort, et le voisin à qui parler, et les regards tournés tous pareils, si c’est pour vivre comme ça, à moitié? Et en disant “moitié”, j’étais généreuse. Vivant plutôt à un centième de nos capacités. Vivant comme un kilo de riz dans un tupperware en plastique. Vivant comme ces poires qu’on fait pousser dans des bouteilles avant de les noyer d’alcool. Notre situation était encore pire que celles des poissons rouges, parce qu’on n’avait même pas la capacité de nager. 

Je n’en pouvais vraiment plus. Je sentais qu’à rester comme ça, j’allais mourir doucement, cuite à petit feu comme la grenouille au fond de la marmite. J’allais m’éteindre, sans bruit, comme une guirlande de Noël dont les lumignons renoncent, un à un. Alors j’ai essayé de soulever le couvercle. Quelle stupeur quand je me suis aperçue que rien ne le retenait! Pas de colle forte, ni de ruban adhésif, ni même de main pour repousser le récalcitrant. Je pouvais ouvrir la boite! C’est ce que j’ai fait, et tout de suite, j’ai mieux respiré. Mes poumons, à l’intérieur, je les ai senti se déployer comme un spi. Et puis j’ai utilisé les quelques forces qui me restaient pour pousser sur mes jambes. Je me suis levée, et dépliée, et défroissée, et dé-origamifiée. Ça faisait mal bien sûr, et les autres me regardaient, terrorisés. J’ai étiré mes ailes. Elles étaient toutes rabougries, mais elles étaient toujours là. Ça a commencé à gronder autour de moi. Ne fais pas ça, ne fais pas ça chuchotaient tous les autres. Tu vas nous attirer des ennuis. Tu vas être jetée à la poubelle. Par ta faute, nous allons prendre conscience que nous aussi nous sommes enfermés et que nous souffrons. Nous devons rester unis, tous ensemble, et tous pareils. C’est le seul moyen de supporter cette situation. Mais je ne les écoutais déjà plus. 

Une à une, j’ai sorti mes jambes de la boite. Tout fonctionnait. Mal et au ralenti, en grinçant, comme un vieux bateau qu’on a laissé s’échouer trop longtemps sur une plage abandonnée, mais je pouvais étirer mes membres, et marcher. J’ai renversé quelques boites au passage, et il s’est produit un effet domino du plus bel effet. Ah ça, j’ai fichu une sacrée pagaille. Ça protestait, croyez-moi. Certains me menaçaient même de représailles. Sors d’abord de ta boite, leur ai-je dit. Je savais qu’ils n’en feraient rien. J’ai continué, sans me retourner, sans aider ceux dont le couvercle avait sauté. J’avais déjà assez donné. Je craignais aussi qu’ils ne m’attrapent encore une fois et me remettent dans mon tupperware. On appelle ça la force du collectif. Ou la dictature de la majorité. C’est selon.

J’ai marché longtemps, jusqu’à la fin du monde des boites. Enfin j’ai vu un autre horizon. Le soleil se levait, la mer était là, léchant le sable humide, et je suis entrée dedans sans réfléchir. Mes sens engourdis se sont affolés. Elle est froide! C’est bon! Je flotte! Je me suis mise à nager, avec tout l’océan et le ciel devant moi, et la lumière du soleil pour me guider. 

Maintenant, je peux aller où bon me semble et regarder dans toutes les directions. Mon âme est comme un oiseau. Elle plane à quelques centaines de mètres avec les nuages et les goélands. Je peux voler et nager, et marcher, et crier à pleins poumons ma joie d’être vivante. 

Si vous désirez lire davantage de textes de ma plume, sur la création, le quotidien et bien d’autres sujets, je vous invite à vous inscrire à “Un pinceau dans le café”, mon journal extime en ligne, accessible seulement aux abonné(e)s. C’est gratuit. Ça parait le matin, quelques fois dans la semaine. Vous pouvez le déguster avec votre café. Ou votre thé. Je ne suis pas sectaire…

Pour en savoir plus, cliquez ci-dessous.

4 Commentaires

  1. Bonjour Gwenaëlle, bravo pour ce beau et poétique texte. La métaphore de la boite chère à Pierre Rahbi est superbement développée ! « Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers » a écrit Michaud

Les commentaires sont fermés.